(Ce texte est une version
retravaillée d’une présentation à l’atelier « organiser les
écosocialistes » au Forum social des peuples, à Ottawa, le 22 août
dernier.)
Les quelques 75 personnes qui ont
fondé le Réseau écosocialiste en mars 2013 faisaient presque toutes parte de
Québec solidaire; en plus, pour la plupart, de s’impliquer dans un mouvement
social ou un autre. Pourquoi se donner une tâche militante de plus, surtout
quand les mouvements sociaux sont relativement actifs et que notre parti de
gauche se porte plutôt bien?
Pour ma part, c’est la conclusion
pratique d’une analyse du système capitaliste dans lequel nous vivons, de ses
conséquences désastreuses pour la vie en général et pour la civilisation en
particulier, et de la mécanique complexe qui permet à ce système de se
maintenir.
D’abord, on reconnaîtra que le
capitalisme est un système qui structure les rapports sociaux (pas un courant
d’opinion ou un ensemble de mauvaises habitudes) et que ce système est
incompatible avec la préservation des écosystèmes, de la biodiversité et des
conditions matérielles d’existence d’une grande partie de l’humanité. En fait,
plusieurs auteurs ont démontré cette incompatibilité entre capitalisme et
écologie, depuis Gorz dans les années 1970 jusqu’à Bellamy Foster ou Lowy plus
récemment.
En bref, la logique du système
est que s’il y a un profit à faire quelque part, surtout un profit plus élevé
que la moyenne, une entreprise va s’engager dans cette activité, peu importe
ses conséquences sociales ou environnementales. Un capitaliste individuel peut
décider, pour des considérations éthiques, de ne pas investir dans un domaine
destructeur, mais pas le système dans son ensemble. C’est pourquoi le slogan du
mouvement écosocialiste est : « Changeons le système, pas le
climat! ».
Alors pourquoi la plupart des
organisations écologistes basent-elles implicitement ou explicitement une bonne
partie de leur action sur la possibilité du capitalisme vert? Pourquoi celles
qui tendent vers l’anticapitalisme usent-elles d’une variété d’euphémismes au
lieu d’appeler un chat un chat? Pourquoi un parti de gauche enraciné dans les
mouvements sociaux les plus récents, comme Québec solidaire, reste-t-il sur une
position ambiguë face au capitalisme en parlant de le « dépasser »
sans définir ce qu’on entend par cette expression?
Si on veut arriver un jour à un
mouvement anticapitaliste de masse et à la rupture définitive avec ce système
qui nous détruit, il faut d’abord reconnaître que ce n’est pas par mauvaise
foi, par lâcheté ou par ignorance que ces deux types d’organisation n’ont pas
déjà adopté une perspective écosocialiste radicale. Il s’agit d’une conséquence
logique du rôle qu’on leur demande de jouer dans un contexte social et idéologique
bien spécifique.
Un théorème sociopolitique
Ce qui complique la vie à la
gauche depuis toujours est que le capitalisme ne se maintient pas uniquement
par la force et la corruption mais aussi par le consentement, partiel et
toujours à renouveler, de la majorité de la population. Illustrons cette
dynamique par un théorème inspiré des idées de Marx et de Gramsci :
« La plupart du temps, la plupart des gens acceptent la plupart des idées
qui correspondent aux intérêts de la classe dominante. »
Il s’en suite que :
a) Les dominants n’arrivent
jamais à imposer toutes leurs idées à la population. Il y a toujours des zones
de résistance, comme on l’a vu au sujet de la hausse des frais de scolarité, de
la privatisation de la santé ou de l’exploitation du gaz de schiste. Ces points
faibles dans l’idéologie dominante ouvrent la porte à des victoires, toujours
partielles et temporaires, mais essentielles pour le développement de la
capacité d’action autonome de la population.
b) Le rejet du système dans son
ensemble est, la plupart du temps, une idée minoritaire, voire marginale.
c) Les mouvements de masse et les
grands partis de gauche (rendus possible par notre item « a »)
peuvent donc difficilement reprendre à leur compte une opposition au système
dans son ensemble. Ils peuvent avoir des
tendances anticapitalistes plus ou moins bien définies, mais comme le
ralliement d’un grand nombre de personnes est une condition essentielle de
leurs succès (dans la rue ou dans les urnes), ils ne peuvent pas se donner une
orientation clairement socialiste tant que la contestation du système ne prend
pas de l’ampleur.
d) Parfois, la classe dominante
n’arrive plus à convaincre la majorité de la population d’accepter sa
domination. C’est alors qu’une crise sociale et politique majeure survient et
qu’il devient possible de rallier la majorité de la population à une
perspective de transformation radicale.
C’est pour cet ensemble de
raisons qu’il est contre-productif de chercher à radicaliser « à froid »
un mouvement social de masse ou un parti comme Québec solidaire. Il en
résulterait une crise interne, des divisions acrimonieuses et un
affaiblissement immédiat du camp populaire. En même temps, on ne peut pas
attendre que la population devienne spontanément anticapitaliste. Les crises
systémiques surviennent quand on ne s’y attend pas et ne durent pas
indéfiniment. Il faut que les partisans d’une rupture avec le système soient
organisés pour tirer le maximum d’avantage d’une telle crise et rallier la population
rapidement à un « plan pour sortir du capitalisme ».
C’est pourquoi une organisation
d’un troisième type est nécessaire. Un groupe comme le Réseau écosocialiste
peut être présent dans les luttes sociales et dans les activités de Québec
solidaire et chercher à rallier ceux et celles qui veulent en finir avec ce
système. Il peut diffuser des idées et organiser des activités dans le but de
convaincre de nouvelles personnes de se rallier à cette perspective. Ce
faisant, il permet à la lutte idéologique contre l’hégémonie capitaliste
d’avancer sans provoquer de crises au sein des organisations dont la mission
est de rassembler la population telle qu’elle est maintenant, dans ses luttes
partielles et immédiates.
Vers la grande convergence
En rejetant tant l’attentisme (ou
le spontanéisme) que le sectarisme, l’action politique d’un groupe comme le
Réseau écosocialiste peut accélérer le processus par lequel la population prend
conscience de tout le tort que cause le capitalisme et de sa propre capacité à
remplacer ce système de compétition perpétuelle par une nouvelle société de
coopération pour le bien-être de toutes et tous.
Cette tension entre les limites
des luttes sociales et de l’action électorale d’une part, et la nécessité d’une
révolution sociale, démocratique et écologique de l’autre, était à son
paroxysme, dans mon expérience personnelle, durant la magnifique grève
étudiante de 2012. Ce n’est pas un hasard si le Réseau écosocialiste a été
fondé quelques mois après, au printemps 2013. C’est l’énergie énorme qui s’est
dégagée de cette mobilisation qu’il s’agit maintenant de canaliser dans des
formes organisationnelles aussi efficaces que possibles, tant pour mener les
luttes défensives (contre les oléoducs, contre les politiques d’austérité…) que
pour contester la domination des partis de l’austérité et du statu quo
écologique sur la vie politique (la tâche de Québec solidaire) ou développer un
mouvement de contestation du capitalisme lui-même. Ces trois ensembles de
tâches seront mieux servies par l’existence de trois types d’organisations
complémentaires.
Éventuellement, comme l’annonce
notre théorème, une grande convergence devrait se produire entre la
radicalisation des mouvements, une clarification programmatique dans un sens
anticapitaliste du côté de QS et l’expansion rapide des organisations qui,
comme le Réseau écosocialiste, incarnent la volonté d’en finir avec le système.
Ce ne sera pas un simple alignement des planètes, une sorte de phénomène
naturel, mais le résultat du patient travail des militantes et des militants à
travers les trois types d’organisation.
La perspective que vous envisagez en est une de prise du pouvoir à la suite d’une crise sociale et politique majeure et de la transformation subséquente des rapports économiques dans le sens socialiste. C’est une voie de transformation par le haut à partir du pouvoir politique central. J’aimerais savoir ce que vous pensez du développement d’entreprises coopératives de production et d’entreprises sociales qui constituent un pouvoir économique basé sur les intérêts communs des producteurs réels et sur l’intérêt social général. Que rôle leur donnez-vous dans la préparation d’une transformation politique majeure? Est-il possible de transformer en profondeur et d’une façon durable la politique sans s’appuyer sur une transformation préalable et connexe d’une partie importante du pouvoir économique?
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