La
controverse autour de la Consultation sur le racisme et la discrimination
systémique, qui a eu raison de ce modeste effort, donne nettement l’impression
que si la société québécoise n’est pas plus raciste qu’une autre, nous
éprouvons plus de difficulté que d’autres à discuter sereinement de la
question. Pour comprendre pourquoi il en est ainsi, faisons ensemble un petit
tour dans notre passé.
Le racisme
sert toujours à justifier une forme de domination exercée sur une population
jugée inférieure. Il prend parfois la forme d’une négation de l’existence même
du groupe dominé, en vue de le marginaliser complètement. C’est ce qui était
implicite dans le geste fondateur du Québec et du Canada, soit la déclaration
de Jacques Cartier en 1534 affirmant que ce pays - dont il ne connaissait pas
grand-chose et qui restait à délimiter - appartenait désormais à la France. Il
s’en est suivi cinq siècles de dépossession et de colonialisme dont les
Premières nations subissent toujours les conséquences. De nos jours, si les
gouvernements reconnaissent au moins en théorie cette histoire d’oppression, ils
tardent toujours à en tirer les conclusions pratiques et à respecter pleinement
les droits de ces peuples.
Le racisme
peut très bien se construire même lorsque le groupe racisé et celui qui
s’octroie des privilèges sont impossibles à distinguer par des traits
physiques. C’est ce type de discrimination systémique que l’Empire britannique
a fait subir à la population de l’ancienne colonie française à partir de la
Conquête de 1760. Ce racisme « sans races » avait été mis au point au
16e siècle pour justifier la colonisation de l’Irlande par les
Anglais. D’ailleurs, l’Ordre d’Orange, fer de lance du chauvinisme
anglo-protestant ici comme dans les îles britanniques, a été un incubateur de
racisme virulent dirigé contre la population canadienne-française. Le mépris,
parfois agressif, parfois condescendant, envers les descendants des Habitants
de la Nouvelle-France était bien présent à l’époque des Rébellions et de
Durham, au moment de la pendaison de Louis-Riel ou durant la crise de la
conscription de 1917-1918.
Jusqu’aux
années 1960, la communauté canadienne-française était très bas sur l’échelle
socio-économique, une masse de cheap labour urbain et de paysans pauvres. C’est
pour exprimer cette réalité que Pierre Vallières a titré son essai
autobiographique et politique Nègres blancs d’Amérique. À l’époque, Vallières
et d’autres indépendantistes socialistes s’inspiraient des mouvements de
décolonisation ainsi que de groupes comme les Black Panthers et le American
Indian Movement.
L’accusation
de racisme, lorsque non fondée, peut constituer une forme particulièrement
insidieuse de racisme et de défense des privilèges du groupe dominant. Ce mythe du racisme contre les Blancs est mobilisé dans les discours des
groupes d’extrême-droite aujourd’hui, tant en Amérique du Nord qu’en Europe. On
retrouvait aussi cette dynamique dans le discours de nombreux représentants de
la minorité anglophone du Québec dans leur réaction à la montée du mouvement
souverainistes à partir des années 1960, en particulier face à la Charte de la
langue française (1977) et durant les campagnes référendaires de 1980 et 1995.
On associa fréquemment le mouvement souverainiste au nazisme parce qu’il osait réglementer
des activités commerciales et prendre des mesures pour préserver le caractère
francophone du Québec dans le contexte nord-américain. Les privilèges et le
statut dominant de la minorité anglophone au Québec étant menacés, tous les
excès de langage et toutes les caricatures étaient de mise. Depuis lors, les succès
indéniables du grand rattrapage des francophones sur le plan de l’éducation, de
la vie économique de la culture ont renversé en bonne partie les vieux rapports
de domination.
On peut donc expliquer,
sans l’approuver, la réaction épidermique dans certains milieux nationalistes québécois
lorsqu’on désire parler du racisme bien de chez nous. Quand on a subi pendant
trente ans des accusations non fondées de racisme de la part d’un groupe
privilégié, il est difficile de rompre avec l’attitude défensive qui était
appropriée dans cette situation. Il est également difficile de prendre
conscience du retournement de situation qui s’est opéré depuis les années 1970
et qui fait désormais de la majorité francophone un groupe dominant au Québec,
tout juste derrière la minorité anglophone. Pour la plupart des minorités
ethnoculturelles du Québec, maintenant, les Blancs, c’est aussi Nous.
Par
conséquent, quand des leaders politiques et d’opinion appartenant à cette
majorité affirment que les efforts de lutte contre le racisme reviennent à
« faire le procès des Québécois », ils se comportent comme des
privilégiés refusant de remettre en question les fondements de leurs privilèges.
Quand certains affirment que l’islamophobie n’existerait pas, notamment par ce
que l’Islam « n’est pas une race », ils tournent le dos à deux
siècles de leur propre histoire de discrimination fondée sur la religion et la
culture. Le virage dit identitaire qu’a pris le Parti québécois depuis une
dizaine d’années constitue en fait le contraire de la lutte menée par ce même parti
auparavant. Au lieu de lutter contre des privilèges et pour l’égalité, il s’acharne
à légitimer de nouvelles formes de discrimination, notamment sur la base de la
religion.
Afin de mener
une discussion constructive au sujet du racisme et de la discrimination dans la
société québécoise d’aujourd’hui, il conviendra donc de s’appuyer sur les
principes suivants :
- · Reconnaître sans ambiguïté l’oppression des Premières nations, tant dans ses racines historiques que dans ses manifestations actuelles, et s’engager à prendre les moyens pour y remédier ;
- · Tenir compte de l’évolution récente qui place la majorité francophone du Québec et la minorité anglophone historique pratiquement à égalité au sommet de la société
- Identifier lucidement les phénomènes de racisation anciens (ex : contre les Noirs) ou plus récents (ex : contre les Musulmans) qui créent des inégalités, des injustices et des souffrances et appauvrissent la société québécoise à tous les niveaux ;
- · Prendre le temps d’écouter les histoires d’oppression et de discrimination des uns et des autres, y compris celle de la majorité issue de la Nouvelle-France et qui lutte encore aujourd’hui pour sa reconnaissance et son autodétermination face à un État canadien inflexible.
Quand notre
premier ministre, un fédéraliste convaincu, ose rappeler au reste du Canada que
nous n’avons toujours pas consenti à la constitution imposée en 1982, il se
fait rabrouer sèchement par les dirigeants du reste du Canada. Ce refus de même
parler du Québec constitue la forme la plus récente, en fait le dernier
retranchement, du chauvinisme qui prend racine dans le colonialisme
britannique. Ensemble, si nous arrivons à surmonter les divisions créées tant
par l’histoire que par les formes contemporaines de racisation, nous pouvons
remettre à l’ordre du jour le combat pour toutes les reconnaissances, pour la
liberté, l’égalité et la solidarité. Dans cette lutte, affirmer le droit de la
population du Québec et de son Assemblée nationale d’ignorer la constitution canadienne
constitue une réponse appropriée et légitime à l’indifférence que le reste du
Canada nous fait subir depuis 35 ans en ignorant nos revendications les plus
élémentaires. La souveraineté populaire ne se quémande pas, elle s’exerce. C’est
sur cette base radicalement démocratique que les luttes anticoloniales et antiracistes
peuvent se rassembler et renverser l’ordre constitutionnel canadien.
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