Le court manifeste produit par le Rassemblement pour la laïcité (RPL) à
l’occasion du débat sur le projet de loi 62 (sur la neutralité de l’État)
frappe par son dénigrement envers certains concepts fort utiles et son recours
à une série de termes mal définis.[i]
Cette confusion sémantique permet aux auteurs de se donner des airs
progressistes tout en faisant la promotion d’un projet politique profondément
conservateur. Il en résulte un exercice de rhétorique peu convaincant qui ne
servira qu’à rallier les personnes déçues de l’échec de la Charte des valeurs
de 2013.
L’art des guillemets
Deux concepts sont rejetés catégoriquement par les signataires du RPL :
l’islamophobie et le racisme systémique. En mettant ces termes entre guillemets,
avec en plus l’adjectif « prétendu », on souligne à grand traits une
volonté de nier les phénomènes sociaux qu’ils désignent. Cette technique a également
été utilisée par les critiques de la mobilisation contre la culture du viol,
comme le relatait un texte publié récemment par Sandrine Ricci, sur Ricochet.[ii]
En ce qui concerne le racisme systémique, les signataires ressassent les
préjugés lancés contre le concept par les nationalistes conservateurs à l’effet
qu’il sous-entendrait que toute la société québécoise est composée de méchants
racistes. En fait, cet outil conceptuel essentiel permet justement de
comprendre que le racisme n’est pas une tare individuelle frappant tel ou telle
mononc’ ou matante aux prises avec des préjugés. Le racisme est un phénomène
social qui se reproduit à travers un ensemble d’idées et de comportements, d’attitudes
et de structures qui ne dépendent pas simplement de la bonne ou de la mauvaise
volonté des personnes. Combattre le racisme signifie remettre en cause tous les
aspects du phénomène, tant au niveau des institutions que des mentalités.
Mais pour le RPL, la notion de racisme systémique n’est qu’une
fumisterie servant à « empêcher la critique des intégrismes ». Il en
serait de même du concept d’islamophobie, une étiquette qui a sans doute été
accolée aux propos des animatrices et animateurs de ce courant de pensée et qui
servirait, semble-t-il, à limiter leur liberté d’expression. Quand on constate
toute l’attention médiatique qui a été portée aux propos de plusieurs des
signataires du textes, on ne peut que trouver cette crainte risible. Mais quand
on observe que la seule conséquence concrète claire de leur démarche serait l’interdiction
du port de signes d’appartenance religieuse pour les travailleuses et travailleurs
du secteur public, on ne peut que constater une gigantesque hypocrisie. La
liberté d’expression, pour le RPL, s’appliquerait au dénigrement des religions
en général et de l’Islam en particulier (ce qui devrait effectivement être tout
à fait légal), mais pas à un symbole signifiant tout simplement « Je suis
musulmane », comme le porte du hijab, ou « Je suis juif », comme
une kippa.[iii]
Des épouvantails fantomatiques
Ne se contentant pas de dénigrer le vocabulaire de leurs critiques, nos
auteurs criblent leur propre texte de termes indéfinis et vagues à souhait
comme « intégrisme », « communautarisme », « islamisme »
et « multiculturalisme ». Ces bêtes noires offrent une cible suffisamment
vague et vaste pour leur permettre de faire mouche à tout coup ! Qu’est-ce
que l’intégrisme ? Nous avons déjà démontré que ce terme peut englober des
phénomènes aussi divers que le conservatisme social, des mouvements politiques de
droite, des actes terroristes ou le fondamentalisme dans l’interprétation d’une
religion.[iv]
Et qu’en est-il du communautarisme ? Rien d’autre qu’un terme inventé par
la classe politique française pour dénoncer toute forme d’organisation sociale
fondée sur une identité religieuse ou ethno-culturelle et se faire du capital
politique sur le dos des minorités. [v]
L’islamisme, déjà vague, est rendu purement spectral dans l’expression « mouvance
islamiste ». On pourrait y mettre tout ce qui pourrait ressembler à une
référence à l’Islam à des fins politiques et sociales, même dans une interprétation
progressiste ou féministe. À ce titre, que penseraient nos auteurs si on
utilisait l’expression « mouvance laïque » pour les associer à l’extrême-droite
française ou à un groupe explicitement islamophobe comme le nouveau micro-parti
Front national du Québec ?
On ne peut que constater l’adhésion du RPL à la mouvance nationaliste
conservatrice, inspirée par les écrits de Mathieu Bock-Côté et d’autres, à
travers leur condamnation sans nuance du multiculturalisme, qui serait la
destination infernale au bout de toute démarche reconnaissant le droit à la
visibilité religieuse et rejetant leur vision de la laïcité. Mais la seule
différence véritable entre le multiculturalisme et l’interculturalisme tient
davantage de la théorie que de la pratique. Le multiculturalisme canadien
prétend que le Canada n’a pas de centre de gravité culturel et serait une sorte
de mosaïque aux multiples cultures rigoureusement équivalentes. Mais la réalité
est que le fond historique britannique et la langue anglaise constituent un
socle commun au modèle t’intégration canadien. L’interculturalisme québécois s’en
distingue en reconnaissant la réalité d’une société qui a une histoire et un
centre de gravité culturel dans la majorité historique qui lui donne son
caractère national.[vi] Le
conflit entre les deux projets nationaux n’est donc pas au niveau des idées
mais dans la question de quel pôle devrait attirer les personnes issues de l’immigration
ou offrir un dénominateur culturel commun à la citoyenneté.
Mais au-delà de l’absence de définition claire de ce que le RPL cherche
à combattre, il n’y a aucune démonstration convaincante du lien entre ces cibles
et les moyens proposés pour les atteindre. En quoi est-ce que l’interdiction
des signes religieux pour certains métiers et professions serait un instrument
efficace de lutte contre l’intégrisme, le communautarisme ou le multiculturalisme ?
On attend encore une démonstration. Mais si on se fie au modèle qu’on nous sert
avec ce vocabulaire typiquement hexagonal, il faudrait faire comme la France et
on serait protégé contre toutes ces menaces. La France comme modèle pour l’intégration
des minorités ? Quelle absurdité ! On peut difficilement trouver un
pays au monde ou les relations entre la majorité culturelle et les diverses
minorités soient plus mauvaises, avec la montée du FN ultranationaliste d’un
côté et la radicalisation politico-religieuse de l’autre.
La revendication du droit aux préjugés
Nos auteurEs vont jusqu’à affirmer que les interdictions qu’ils et elles
proposent seraient bonnes pour les minorités et leur intégration. L’affirmation
visible des identités minoritaires est vue comme équivalente à la ghettoïsation,
encore une fois sans démonstration aucune. La revendication au centre de toute leur
démarche est énoncée comme suit : « le droit des citoyens d’être
exemptés de toute représentation religieuse dans leurs relations avec l’État et
les organismes publics ». La liberté d’expression, le droit au travail, la
liberté de croyance et de pratique religieuse et plus généralement le droit à l’égalité,
devraient s’effacer devant un droit qui n’existe nulle part, soit celui de ne
pas connaître l’appartenance religieuse des personnes qui travaillent
directement ou indirectement pour l’État. Bien entendu, fidèles à leur style
alambiqué qui vise à ne pas appeler les choses par leur nom, le texte utilise l’expression
« représentation religieuse », comme si le fait que l’employée porte
un hijab était une sorte de cérémonie à laquelle le pauvre citoyen serait
contrait d’assister pour pouvoir obtenir son permis de conduire, subir un
examen médical ou suivre un cours.
En fait, ce « droit de ne pas savoir » constitue le voile derrière
lequel se cache la revendication d’un droit à la discrimination, d’un droit aux
préjugés, d’un droit de ne pas reconnaître qu’on vit dans une société
pluraliste sur le plan des croyances et des valeurs. Pourquoi la laïcité
devrait-elle signifier l’invisibilité des minorités religieuse ? En quoi
est-ce que la visibilité du pluralisme serait moins laïque que l’apparence de neutralité
(« neutre » voulant dire « comme nous autres ») ?
C’est le conservatisme identitaire qui est au cœur de la démarche du
RPL, un conservatisme qui doit être rejeté catégoriquement par toute personne
qui croit que les droits humains sont une idée de gauche, une idée progressiste,
une idée féministe, une idée qui appartient au mouvement indépendantiste
québécois bien plus qu’au néocolonialisme canadien. On ne doit pas céder ce
terrain démocratique à nos adversaires fédéralistes qui s’en servent pour combattre
le projet national québécois progressiste qui a émergé il y a cinquante ans et
qui continue de menacer l’unité de l’État canadien.
En conclusion, on ne peut pas passer sous silence le fait troublant que
le collectif pour la laïcité de Québec solidaire constitue un des groupes
signataires de cette déclaration. Ce geste sera interprété par les personnes
qui ne sont pas familières avec le fonctionnement du parti comme un appui de QS.
Ce qui entre en contradiction directe avec les efforts du parti sur le plan de
l’inclusion. Rappelons que notre aile parlementaire a été à l’initiative de la
résolution unanime de l’Assemblée nationale contre l’islamophobie (adoptée suite
à des crimes haineux commis contre les personnes ou des organisations
musulmanes) et que QS est le seul parti à appuyer la demande pour une
commission d’enquête sur le racisme systémique. Qu’un groupe de membres de QS
se donne comme raison d’être l’opposition directe et sans nuance à ces efforts
du parti devrait nous amener, à tout le moins, à remettre en cause la
reconnaissance accordée à ce groupe.
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