Les
signes récents de recomposition du paysage politique[i]
donnent une nouvelle urgence à la clarification de ce qu’on entend par
assemblée constituante (AC) et du lien entre cette proposition politique et les
efforts de renouvellement du mouvement indépendantiste.
L’élection
de Jean-François Lisée comme chef du PQ signale une autre mise en veilleuse de « l’option ».
Mais les 10 000 voix pour Martine Ouellet et la persistance d’Option
nationale indiquent que le camp des indépendantistes qui assument leur choix
est encore bien en vie. L’arrivée dans le paysage du collectif Faut qu’on se parle, dont un des dix
sujets de discussion est le renouvellement du mouvement indépendantiste est
aussi un élément encourageant. Les États-généraux sur la souveraineté, à
l’origine des OUI-Québec, avaient fait une place significative à l’AC dans
leurs délibérations. On peut donc envisager une convergence indépendantiste
progressiste autour d’une plateforme commune incluant l’assemblée constituante.
Le
dernier congrès de QS a décidé de maintenir pour l’essentiel notre approche sur
la Constituante dans le programme du parti. On peut se désoler du rejet de la
précision du mandat indépendantiste l’AC, l’adoption de cet amendement (ou de
l’option E qui était une tentative de compromis[ii])
aurait simplifié notre travail en direction des autres courants
indépendantistes. Mais la décision du congrès ne signifie pas que QS soit moins
indépendantiste pour autant, il s’agit plutôt d’une approche différente quant
au lien entre la lutte pour l’indépendance et l’assemblée constituante. Pour
comprendre cette approche, il faut la situer dans le contexte du programme dans
son ensemble et de la stratégie politique qui le sous-tend.
L’assemblée constituante : un geste de
rupture
Le
paragraphe sur l’AC est dans la section du programme qui commence par dénoncer
le fédéralisme canadien, constatant l’impossibilité d’une réforme significative
de cette structure et concluant à la nécessité de l’indépendance pour réaliser
l’ensemble du programme solidaire. Elle constitue l’étape intermédiaire dans un
processus qui commence par l’élection d’un gouvernement solidaire et se conclue
par un référendum portant sur la constitution proposée et le statut politique
du Québec.
Plutôt
que de concentrer nos interventions sur la question de la mécanique et des
moyens (un débat pour militantes et militants déjà convertis), il faudrait
revenir au point de départ, soit notre critique de l’État canadien actuel et de
sa constitution. (Pourquoi le Québec a refusé et refuse toujours d’y consentir ?)
Ce qui permettrait d’aborder l’AC par le bon bout, c’est-à-dire à quoi elle
sert : élaborer une constitution pour le Québec.
Aussi,
rappeler les origines de la constitution canadienne permet de faire ressortir à
quel point celle-ci n’est pas le résultat d’un processus démocratique mais la
continuation de la monarchie constitutionnelle et du colonialisme britanniques.
Par contraste, l’AC remet la rédaction de la loi suprême entre les mains de la
population, via une élection spécifique, un processus de démocratie
participative et la ratification de son résultat par référendum.
Ce faisant,
nous pouvons faire ressortir le fait que la convocation de l’AC est en soi un
geste de rupture avec l’ordre constitutionnel actuel et en même temps un
instrument radicalement démocratique. Il ne devrait pas y avoir de
contradiction entre ces deux aspects de l’AC, même s’ils ont mené à une certaine
polarisation dans les débats à QS. Elle est à la fois une démarche faite sur
mesure pour construire une majorité populaire en faveur de l’indépendance et un
exemple de démocratie participative ouverte à toutes les sensibilités
politiques présentes dans la population. En fait, elle est utile dans notre
stratégie indépendantiste parce qu’elle est radicalement démocratique.
L’idée
qu’un tel processus de rupture avec 225 ans de monarchie constitutionnelle
pourrait mener à une simple constitution provinciale acceptant les contraintes
du fédéralisme actuel est une abstraction et une interprétation erronée du
programme de Québec solidaire. L’assemblée constituante n’est pas qu’une autre
commission d’enquête menant une consultation pour le compte de l’Assemblée
nationale. Ce n’est pas un comité d’experts en droit constitutionnel faisant
des recommandations à un premier ministre. C’est une autorité politique
supérieure à celle de l’Assemblée nationale ou de la Chambre des communes.
C’est, par définition, un geste fondateur pour un nouvel État. Affirmer qu’elle
pourrait servir à autre chose est en contradiction avec sa nature même.
Il
est vrai que si une AC était élue ou tirée au sort maintenant, la majorité de
ses membres seraient fédéralistes. Mais avec des « si » on va à
Paris, on soulève le peuple et on fait la révolution… Ce n’est pas l’idée
abstraite de l’AC (le mot, plutôt que la chose) que nous voulons mettre de
l’avant, mais une démarche politique concrète d’auto-détermination collective
qu’on pourrait qualifier de révolution démocratique. Une telle démarche n’est
concevable que sur la base d’un haut niveau de mobilisation sociale menant à
une confrontation avec les institutions en place. C’est pour cette raison,
entre autres, que la lutte pour la justice sociale et celle pour l’indépendance
sont inséparables. Les partis et courants politiques conservateurs le savent
bien, et c’est pour cette raison qu’ils ne convoqueront jamais une telle
assemblée à moins d’en être contraints par une mobilisation populaire telle que
le Québec n’en a encore jamais vu.
D’ailleurs,
les pays qui ont vécu des processus constituants au cours des dernières années l’ont
tous fait à la suite d’une crise politique majeure (Venezuela, Bolivie,
Tunisie, Équateur, Islande). Il faudrait étudier plus en détail ces cas
concrets pour en tirer des enseignements sur la manière de former l’AC, les
mandats qu’on devrait lui confier, la manière de procéder pour encourager la
participation populaire, les pièges à éviter, etc. Tout récemment, le Chili est
embarqué dans un processus constituant sous un gouvernement de centre-gauche.
Il semble que la démarche soit très positive malgré les limites de la situation
sociale et politique dans ce pays. Par contre, dans le cas de l’Islande, le
fait que l’AC a été élue et a effectué ses travaux une fois que la crise
sociale et politique causée par la crise financière de 2008 se soit résorbée,
et que la droite ait repris le pouvoir, en fait un exemple à ne pas suivre.
Mais
il faudra toujours garder en tête que le cas du Québec est différent, justement
en raison de son statut actuel de province canadienne. Les parallèles avec des
projets d’assemblée constituante s’appliquant à l’Écosse ou à la Catalogne
seraient très instructifs à ce sujet. La dynamique de rupture est encore plus
radicale dans une telle situation, l’AC n’étant pas seulement en opposition à
l’ordre politique établi sur le territoire où elle est convoquée mais aussi en
opposition avec le pouvoir d’un État plurinational plus vaste.
L’AC comme solution à l’opposition entre
« identitaires » et « inclusifs »
Un
aspect de l’assemblée constituante qui n’a pas été largement discuté est la
question des rapports entre projet collectif et droits de la personne dans le
processus. Il y a un fort courant d’opinion au Québec qui associe l’idée même
des droits de la personne au fédéralisme canadien et au multiculturalisme à la
Trudeau. Pourtant, la Ligue des droits et libertés est bien présente au Québec
depuis plus de 50 ans et le Québec a adopté sa Charte des droits et libertés de
la personne plusieurs années avant la constitution de 1982. Ce sont en bonne
partie les indépendantistes qui se sont battus pour le respect des droits de la
personne contre la répression arbitraire de l’État fédéral dans les années 1960
et 1970. Pour la gauche indépendantiste, le projet d’une constitution
québécoise devrait être l’occasion d’affirmer plus de droits (les droits
économiques et sociaux, le droit de grève, le droit à un environnement sain…),
pas une occasion d’enlever des droits à une partie de la population, comme le
proposait la Charte des valeurs.
Le
philosophe allemand Habermas a fait œuvre de pionnier dans un effort visant à
surmonter l’opposition entre une démocratie
de communauté, permettant à la majorité d’imposer ses conceptions de la vie
bonne aux diverses minorités, et la démocratie
libérale fondée sur le respect du pluralisme des valeurs et des modes de
vie et la protection des minorités contre la dictature de la majorité. Il nous
propose deux constats qui brisent avec cette dichotomie.[iii]
D’une
part, la meilleure protection possible pour les droits de la personne et des
minorités est l’accord explicite de la majorité de la population pour une telle
protection à la suite d’une démarche démocratique. Le contre-exemple québécois
et canadien fait bien ressortir cette idée. C’est précisément parce que la
Charte canadienne a été imposée par une dizaine de dirigeants politiques sans
le consentement de la population que bien des gens, surtout au Québec mais aussi
ailleurs au Canada, voient cette Charte comme un obstacle à l’expression de la
volonté démocratique majoritaire. L’adoption d’une constitution élaborée par le
processus démocratique de l’AC et qui inclurait un texte comme celui de la
Charte québécoise actuelle aurait la même portée juridique, mais une tout autre
signification politique et sociale.
L’autre
idée qu’on devrait emprunter à Habermas est que le processus de décision
démocratique, pour avoir le maximum de légitimité, doit être le plus égalitaire
possible et ne tolérer aucune forme de marginalisation ou d’exclusion. Comment
en effet espérer que toute la population respecte les institutions communes si
une partie de cette population n’a pas pu participer pleinement et
équitablement à leur mise sur pied ? On comprend que pour les
Afro-américains, par exemple, l’adhésion à la Déclaration d’indépendance et à
la Constitution soit remise en cause par le fait que ces textes fondateurs ont
été rédigés par des propriétaires d’esclave et ne remettaient pas en question
leur domination.
On
nous dira que la majorité de la population était pour la Charte des valeurs
avec ses restrictions aux libertés de religion et d’expression ainsi qu’au
droit au travail. Mais cette statistique est basée sur des sondages aux
questions très vagues. Quand on demandait aux gens s’ils croyaient qu’une
personne devrait être congédiée si elle refuse de retirer son signe religieux,
la majorité était contre une telle mesure, pourtant au cœur des débats sur le
projet. Ce qui explique d’ailleurs que le camp « pro-charte » s’est
rapidement divisé sur cette question, certains (comme Guy Rocher) proposant une
« clause grand-père » pour éviter ce genre de situation. Aussi, les
appuis à la répression de la visibilité des religions minoritaires tendent à
augmenter à mesure qu’on s’éloigne des lieux où vivent les membres des
minorités en question. On hésite davantage à enlever des droits à des gens
qu’on connait.
De
plus, encore une fois, il ne s’agit pas d’imaginer une assemblée constituante
élue maintenant, mais à la suite des luttes sociales et de la transformation du
paysage politique qui la rendront pertinente et possible. On peut parier que
dans ces luttes, comme durant la grève étudiante de 2012, des Québécoises et
des Québécois de toutes origines, avec toutes sortes de croyances et
d’habitudes, auront appris à se connaître et à se respecter. Je suis convaincu
que le projet collectif démocratique et égalitaire proposé par l’assemblée
constituante serait rigoureusement inclusif. Le Québec indépendant sera pluriel
ou ne sera pas.
[iii]
Jürgen HABERMAS, Droit et
démocratie. Entre faits et normes, traduit de l’allemand par Rainer
Rochlitz et Christian Bouchindhomme, Paris, Gallimard, nrf essais, 1997, 554
pp.
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