Dans un ouvrage impressionnant
par son érudition et son ampleur [i], Gérard Bouchard, professeur à l’UQAC et co-président avec Charles Taylor de
la célèbre commission, développe et défend les idées de l’interculturalisme, la
conception de l’intégration citoyenne adoptée - mais pas toujours clairement
définie - par l’État québécois. Dans le contexte du débat sur la Charte des
valeurs, cette contribution tombe à point et devrait permettre de clarifier les
différentes options en jeu, pendant que bien des commentateurs s’adonnent à la
diffusion de demi-vérités, aux raccourcis commodes et à une guérilla idéologique
qui sème la confusion. Voici mon interprétation personnelle de la thèse qui y
est défendue.
Trois options à rejeter
L’enjeu de l’intégration citoyenne
- un ensemble de politique visant à créer une société où les différents se
règles pacifiquement et à laquelle l’ensemble de la population peut s’identifier
par divers repères culturels et axiologiques (relatifs aux valeurs) - est bien
présent dans la plupart des pays. À cette question, quatre grandes catégories
de réponses ont été données jusqu’à maintenant. Bouchard en écarte trois :
le multiculturalisme canadien, l’assimilation et le modèle républicain
français.
Le multiculturalisme ne convient
pas au Québec parce qu’il repose sur la prémisse (contestable même dans le
contexte du Canada anglais) de l’absence d’une majorité culturelle, toutes les
communautés et toutes les identités étant abordées (en théorie) sur un pied d’égalité.
Dans le cas du Québec, d’abord, l’existence d’une majorité culturelle est
indéniable, peu importe comment on la définit. Dans son acception la plus
étroite, les descendants des colons de la Nouvelle-France constituent plus des
deux tiers de la population. Si on élargit à l’ensemble des personnes de langue
maternelle française, on dépasse les 80%. Mais plus important encore, cette
majorité constitue aussi une minorité culturelle dans le contexte canadien et
nord-américain. Cette minorité a été conquise, réprimée et menacée par l’assimilation.
On peut débattre longtemps sur la gravité de la situation du français à Montréal
et ailleurs, mais on doit s’entendre pour accepter que des mesures soient
prises par l’État pour protéger cette minorité-majorité, comme la loi 101, ne
serait-ce que pour préserver la diversité culturelle de l’humanité.
Une politique d’assimilation ne
convient plus à notre époque. À côté de (et avec) la majorité historique
canadienne-française, plusieurs minorités de diverses natures ont été
constituée à travers les vagues successives d’immigration. Se donner comme
objectif d’assimiler complètement les membres de ces minorités pour en faire de
bons Canadiens-français s’identifiant à nos ancêtres les colons du 17e
et du 18e siècle n’est pas un objectif réaliste. Derrière l’apparence
d’un objectif ambitieux, il s’agirait en fait d’un repli sur soi, de l’abandon
de la construction de ce peuple québécois qui est en marche depuis les années
1960. Aussi, une telle politique risque de créer deux catégories de citoyennes
et de citoyens, en justifiant des pratiques discriminatoires par le « refus
de s’intégrer » des membres des minorités.
Bouchard écarte également le
modèle républicain français, soit la prétention à une citoyenneté abstraite et
universelle reposant uniquement sur l’attachement aux institutions
démocratiques communes. D’abord, ce modèle, même dans le cas de la France,
repose sur une imposture. Dans les faits, aucun pays n’est exempt de repères
culturels particuliers. La France, comme tous les pays occidentaux, hérite de
longs siècles de domination idéologique du christianisme, qui lui-même avait
intégré des éléments de culture juive, gréco-romaine et païenne. (Pensons
seulement à notre calendrier!) Prétendre que notre culture nationale est universelle
permet de catégoriser (et de mépriser) comme « culturel » ou « communautaire »
ce qui caractérise les minorités, en niant que la nation elle-même est une
communauté et possède sa propre culture. Le refus de l’État français de même
constituer des statistiques sur la situation socio-économique des minorités, au
nom de cet universalisme abstrait, ou la décision récente de retirer le mot « race »
dans la liste des motifs de discrimination (parce que ce serait raciste…) est
un exemple de l’absurdité de cette politique de l’autruche. Toute l’histoire du
colonialisme est aussi remplie de cette prétention à l’universel et au monopole
de la raison et du progrès, face aux populations conquises, jugées primitives
et irrationnelles.
Un modèle en équilibre
De son côté, le modèle de l’interculturalisme
cherche à constituer un point d’équilibre entre des objectifs et des valeurs
également légitimes. Si la majorité a le droit de s’affirmer comme telle et de
préserver son existence face aux dangers de la mondialisation et de l’uniformisation
culturelle, les minorités ont également le droit de demeurer attachées à leur
héritage particulier, à leurs habitudes alimentaires ou vestimentaires, par
exemple. Les études effectuées sur le sujet démontrent en fait que les membres
de minorités culturelles ayant à leur disposition des organisations leur
permettant de préserver cet héritage s’intègrent mieux à leur société d’accueil
que les personnes isolées et acculturées.
S’il est primordial de faire
reposer les institutions publiques sur des valeurs universelles et acceptées
par toutes et tous (démocratie, égalité des droits, justice), ces institutions
ne peuvent pas fonctionner sans un enracinement historique (les origines de
notre système parlementaire, la révolution tranquille, etc.) et des points de
repère culturels également communs (la langue française, la littérature
québécoise). Il s’agit de construire une culture
publique commune, fondée sur la culture particulière de la majorité, mais
capable de transcender cette dernière en dégageant ses qualités universelles et
d’évoluer en intégrant l’apport des groupes minoritaires historiques et des
nouvelles populations.
Une intégration réussie, en plus
de ses aspects culturels et politiques, repose sur la justice sociale et la
participation économique. On peut difficilement imaginer un ralliement au
projet national québécois de populations victimes de diverses formes de
discrimination formelle ou informelle. Plusieurs études démontrent que
celles-ci sont bien présentes dans notre société, notamment le bon vieux
racisme contre les Noirs et la plus récente tendance islamophobe qui s’attaque
aux personnes originaires de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Une société
unie et tournée vers l’avenir doit être une société juste.
En ce qui concerne la laïcité,
Bouchard réitère les recommandations du rapport de la Commission qu’il a
coprésidé. Il s’agit de développer un modèle de laïcité qui soit compatible
avec la préservation de la culture majoritaire (on ne va pas changer les saints
noms des villages ou enlever la croix sur le drapeau…) tout en respectant les
droits des personnes et des minorités. On devrait pouvoir progresser sur le
plan de la laïcisation des institutions (pas de prière chrétienne au conseil
municipal, par exemple) sans créer de nouveaux motifs de discrimination (en interdisant
les signes religieux pour tout le secteur public, par exemple).
Pour ce qui est des « accommodements »
pour motifs religieux, il faudrait établir certaines balises administratives
pour s’assurer qu’ils soient bel et bien « raisonnables », c'est-à-dire
que leur acceptation ne brime pas les droits d’autres personnes et ne
constituent pas un fardeau pour l’institution concernée. Afin de surveiller l’application
d’une telle politique, Bouchard propos de mettre en place un organisme public
qui étudierait attentivement les cas réels et conseillerait les administrations
des divers services et ministères.
En somme, le Québec n’a pas à
choisir entre sa propre disparition dans le creuset multiculturel canadien ou
un repli sur son vieux fond identitaire. Dans un cas comme dans l’autre, on
arriverait à une sorte de folklorisation de la culture québécoise. Le Québec n’est
pas non plus obligé de choisir entre une laïcité conformiste à la française ou
un retour au clérico-conservatisme à la Duplessis. Ces deux options seraient
également en opposition au projet déjà implicite dans la loi 101 et réaffirmé dans
nos politiques d’immigration, soit l’intégration de membres de diverses
minorités, y compris de minorités religieuses, à un projet national qui soit
compatible avec le respect de leurs droits. Si notre culture publique commune
doit reposer sur des valeurs, que celles-ci soient des valeurs d’équité, de
justice et de solidarité. La perspective d’avenir la plus prometteuse pour le
Québec est celle d’une nation unie par la langue française et des institutions
démocratiques, mais plurielle sur le plan des origines, des croyances et des
habitudes de vie.
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