Le gouvernement grec qui a été formé suite à la victoire
électorale de Syriza le 25 janvier avait promis de mettre fin à la cruauté
absurde des mémorandums négociés par ses prédécesseurs avec les créanciers
institutionnels du pays, la fameuse troïka composée du FMI, de la Banque
centrale européenne (qui gère l’Euro) et de l’Union européenne (les autres
gouvernements de l’Europe).
Ces mémorandums avaient été imposés suite à l’explosion de
la dette publique grecque, une conséquence directe de la crise financière de
2008. Le gouvernement social-démocrate de l’époque avait décidé de sauver les
banques de la faillite (comme tous les autres gouvernements aux prises avec
cette même crise à l’époque), ce qui devait conduire à une spéculation rapace
sur les marchés financiers quant à la capacité de l’État grec à assumer de
telles dettes, avec l’effet de cercle vicieux et de prédiction pessimiste
auto-réalisée qui devait s’en suivre. La spéculation a fait bondir les taux d’intérêts
sur la dette grecque, ce qui a augmenté son fardeau pour l’État, forçant le
pays à se mettre dans une position de dépendance envers d’autre pays de la zone
Euro, principalement l’Allemagne, afin d’éviter la faillite.
Bref, la crise financière entièrement causée par la déréglementation
néolibérale des marchés et institutions financières et par les comportements
frauduleux des plus grandes entreprises privées de ce secteur (basées à Londres
et New York) a été transférée aux États, mais tous les États n’avaient pas les
mêmes ressources pour y faire face. La Grèce était particulièrement vulnérable
en partie à cause de son insertion dans la zone Euro, qui l’avait reléguée au
rang de marché déjà fortement endetté pour les produits exportés par l’Allemagne.[i]
Il faut comprendre que, dans les traités européens, il n’y a
pas de mécanisme de redistribution de la richesse similaire à la péréquation
canadienne ou aux programmes sociaux nationaux aux États-Unis. Même des prêts
avec taux préférentiels émis par la BCE n’étaient pas une option pour l’État
grec. Cette banque centrale a été privée d’un tel pouvoir délibérément afin d’exposer
les gouvernements des économies plus faibles à la discipline imposée par les
marchés. La politique monétaire de la BCE est basée sur les intérêts
économiques des États membres les plus puissants, au premier chef l’Allemagne,
au détriment des pays périphériques ou à l’économie plus faible comme la Grèce.
Il a donc fallu que le gouvernement grec compose avec les marchés et paie des
intérêts exorbitants. La corruption de son système politico-économique mené par
une oligarchie milliardaire et appuyée sur le clientélisme des vieux partis
achèvent l’essentiel du portrait.
On aurait pu croire - et c’est ce que croyaient les dirigeants
de la majorité de Syriza - qu’en retirant les facteurs subjectifs et politiques
de cette équation (la corruption, la domination de l’oligarchie, les vieilles
habitudes politiques et bureaucratiques), on pourrait changer le rapport de
force tant au sein du pays que dans les rapports avec les « créanciers »
et obtenir un meilleur accord pour la gestion de l’endettement du pays et une
meilleure marge de manœuvre pour des politiques sociales et économiques
progressiste. Bref, Tsipras et ses collègues croyaient que la démocratie
comptait pour quelque chose en Europe, que leur élection allait changer la
donne.
Soyons clairs : Tsipras, Varoufakis et les autres sont
des camarades, des gens de gauche sincères qui ont voulu changer les choses par
l’action politique, en coalition avec des éléments de la gauche radicale. Mais
ce sont des camarades qui ont commis de graves erreurs dans leur appréciation
des obstacles politiques et institutionnels qui se dressaient devant leur
programme.[ii]
Ce programme se résumait en une simple équation : mettre fin à l’austérité
sans sortir de la zone euro. Les derniers six mois ont démontré que ces deux
objectif étaient incompatibles.
La BCE a refusé d’aider les banques grecques tant que le
nouveau gouvernement ne concluait pas une entente avec les créanciers,
asphyxiant l’économie du pays au point de forcer la fermeture des banques, la
limitation des retraits, la suspension des opérations de la bourse d’Athènes,
etc. Le FMI a trouvé le moyen de reconnaître que la dette grecque était
ingérable et que les politiques d’austérité avaient causé une dépression, tout
en travaillant main dans la main avec l’Union Européenne pour imposer plus de
la même médecine au patient récalcitrant.
L’appauvrissement dramatique du peuple n’a rien fait pour
émouvoir les gouvernements des autres pays de la zone euro, inspirant même du
mépris de la part des régimes de droite d’Europe de l’Est, alliés de l’Allemagne
de Merkel. Selon Varoufakis, les gouvernements des pays lourdement endettés (Espagne,
Portugal, Italie, Irlande) n’ont pas été plus sympathiques, craignant que l’exemple
d’un succès de Syriza ne les fasse mal paraître en comparaison. Le nouveau
mémorandum contre-productif sur le plan économique est le résultat d’un rapport
de force politique créé par la dette, un point c’est tout.
De nombreux économistes réputés, dont Jeffrey Sachs, Thomas Piketty
et Paul Krugman ont crié au meurtre avec raison et dénoncé l’absurdité
économique de cette politique.[iii]
Plus d’austérité va mener au prolongement de la récession, ce qui va faire
augmenter le fardeau de la dette en comparaison avec le PIB, rendant la dette non
remboursable. Mais il fallait absolument prouver que Syriza avait tort, qu’il n’y
a pas de sortie en douceur de la logique de l’austérité, afin de décourager
toute contagion de ce nouveau phénomène. Imaginez si Podemos et ses alliés
gagnaient les élections espagnoles en novembre en s’inspirant de l’exemple d’un
gouvernement Syriza couronné de succès? Valait mieux faire souffrir encore plus
les Grecs pour faire un exemple.
Malgré tout, il y a tout un ensemble de leçons que la
gauche et les mouvements d’opposition
aux politiques d’austérité peuvent maintenant tirer de cet épisode et qui
pourraient éventuellement se retourner contre les gestionnaires du capitalisme
européen et international, si suffisamment de gens tirent les mêmes conclusions.
La première de ces leçons est que pour avoir un rapport de
force, la nouvelle gauche (on peut oublier la vieille qui vient de finir de
prouver sa caducité et sa complicité avec les pires aspects du système) doit
minimalement préparer sérieusement une rupture avec le capitalisme globalisé et
ses institutions, ne serait-ce que pour que la menace d’une telle rupture soit
un instrument entre nos mains plutôt que l’arme ultime de l’adversaire.
La seconde est que le social-libéralisme ne dépend pas d’une
base sociologique particulière (embourgeoisement des partis socio-démocrates au
pouvoir, copinage avec les capitalistes, corruption…) elle n’est pas une simple
dégénérescence subjective de la gauche, c’est la destination obligée de toute
force de gauche qui ne se place pas en position de rupture possible, par sa
propre initiative, avec le système.
La troisième est que les formes bourgeoises de la démocratie
(élections parlementaires, référendums) ne comptent pour rien aux yeux de la
bourgeoisie elle-même. Gagner des élections ne signifie pas « prendre le
pouvoir ». Le pouvoir qui est entre les mains d’institutions comme le FMI,
la BCE et les grandes institutions financières échappe totalement au contrôle
démocratique.
On pourrait arguer que le principal problème de la Grèce est
son intégration, sans pouvoir, dans la zone Euro. La comparaison avec des
crises similaires en Argentine et en Islande, des pays qui pouvaient rapidement
dévaluer leur propre monnaie, permet en effet de constater que d’avoir une
monnaie nationale est un instrument puissant d’affirmation de souveraineté face
aux institutions financières internationales. Mais les prochaines victoires
possibles pour la nouvelle gauche ne sont pas dans ces pays mais plutôt dans d’autres
pays de la zone Euro comme l’Espagne et l’Irlande.
Aussi, le problème est
encore plus grave pour le Québec, advenant une victoire électorale de Québec
solidaire. Le Québec n’a même pas le vestige d’une banque centrale et d’un
système bancaire national. Il faudra partir de zéro tout en réalisant l’indépendance.
Aussi, la leçon plus fondamentale qui consiste à constater
la cruauté, la détermination et l’absence totale de scrupule des représentants
de la classe dominante est générale et s’applique partout. On a vu cette
cruauté à l’œuvre durant les 13 ans de sanctions économiques contre l’Irak,
dans la complicité de la plupart des grandes puissances avec l’oppression du
peuple palestinien, dans la négligence criminelle de nos propres gouvernements
devant la crise humanitaires qui frappe la plupart des nations autochtones,
etc. Le capitalisme est un système sans cœur qui recrute pour faire sa salle
besogne les individus capables de faire abstraction de tout sens éthique et de
toute forme d’empathie en vue d’appliquer ses lois.
La même défense inconditionnelle d’un système absurde se
révèle dans l’incapacité de nos gouvernements et des grandes entreprises à
prendre les mesures nécessaires pour éviter un réchauffement catastrophique du
climat. Le sommet de cet automne à Paris va nous le rappeler brutalement.
En somme, en ce qui concerne le proche avenir en Europe à
tout le moins, il n’y aura pas de réformisme radical, avec une nouvelle gauche
prenant la place de la social-démocratie dans le jeu politique normal,
parlementaire, avec un programme de rupture partielle avec les politiques
néolibérales ou d’austérité. Cette option politique aura duré six mois, en
Grèce, entre l’élection du 25 janvier et le lendemain tragique du référendum du
5 juillet. Ce qui aurait pu être une source d’espoir est maintenant l’occasion
de prendre acte d’une dure réalité.
Il faut donc se préparer à la rupture, s’appuyer sur l’auto-organisation
de la population, sur des réseaux économiques alternatifs, sur la solidarité
internationale, dans une lutte déterminée pour mettre fin à ce système cruel,
absurde, écocidaire, oppressif et profondément antidémocratique qu’il convient
d’appeler par son nom : le capitalisme.
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