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Quelle unité en 2018 ? Mutations du paysage politique et perspectives pour la gauche


Le paysage politique québécois a longtemps été d’une grande simplicité. D’un côté se trouvait l’unité des fédéralistes, dans le Parti libéral ; de l’autre, l’unité des souverainistes dans le Parti québécois. Ce modèle a commencé à s’effriter après être arrivé au bout de cette polarisation lors du référendum de 1995. D’un côté, le rejet des accords de Meech et de Charlottetown par le reste du Canada rendait très peu crédible la perspective autonomiste (le fédéralisme renouvelé ou asymétrique), dominante pendant des générations. Le PLQ s’est fracturé en perdant un fragment qui a formé l’Action démocratique du Québec, un parti qui est demeuré marginal en raison du caractère plutôt utopique de son idée centrale : ne pas abandonner la revendication autonomiste. La majorité du PLQ est rapidement devenu le parti de l’acceptation passive du statu quo constitutionnel.

De l’autre côté, le PQ a complètement intégré les dogmes économiques néolibéraux, avec le point tournant des Sommets socio-économiques et de l’adoption du déficit zéro, en 1996.  En même temps, il n’a pas su renouveler sa stratégie souverainiste. Deux forces minent donc la base du PQ depuis plus de vingt ans : la résistance au néolibéralisme dans les mouvements sociaux et la persistance des aspirations indépendantiste. C’est cet espace politique grandissant qui a d’abord été occupé par l’Union des forces progressistes (UFP-2002) puis par Québec solidaire (2006). Pour ces deux partis, la question nationale et la question sociale sont indissociables : on ne peut pas envisager un projet de société plus égalitaire sans les pouvoir qui viennent avec l’indépendance ou une stratégie indépendantiste qui ne repose pas sur la mobilisation de la majorité de la population pour plus de démocratie et de justice sociale.

À la logique de l’unité des souverainiste, de plus en plus mince et fragile, présentée par le PQ, l’UFP puis QS répondaient par le projet de l’unité de la gauche, notamment en faisant de la question nationale un aspect d’un projet politique global (et non un « article 1 » comme au PQ) et en faisant une place à des militantes et militants de gauche qui n’étaient pas spontanément indépendantistes mais pouvaient se rallier au projet d’ensemble.  

Crise d’un modèle, phase INITIALE : 2006-2011

Pour les dix premières années de son existence, l’ADQ s’est contentée de ce qui semblait être un statut perpétuel de tiers parti. Quant à la gauche indépendantiste, elle restait à la marge malgré des efforts louables d’unification. Le modèle établi depuis les années 1970 semblait tenir bon malgré tout. Jusqu’à ce que Mario Dumont lance la crise dite des accommodements raisonnables en effectuant une série d’interventions aux allures xénophobes contre les religions minoritaire, incluant les croyances autochtones enseignées dans le programme Éthique et culture religieuse (ECR), tout en appelant à une baisse du niveau d’immigration. Pour la première fois depuis Duplessis, un leader politique québécois utilisait la caricature méprisante de certaines communautés pour se faire du capital politique.

Au début, personne n’a voulu le suivre sur ce terrain. Le chef du PQ, André Boisclair a rejeté ce type de discours, ce qui est tout à son honneur. Mais le mal était fait et l’ADQ s’est servi de ce qu’on appelle maintenant une politique « identitaire » pour se hisser à la seconde place aux élections de 2007. Cette défaite brutale pour le PQ a coûté son poste à Boisclair et amené le couronnement de Pauline Marois sur la base de deux orientations clairement formulées d’entrée de jeu : le rejet du « référendisme », c'est à dire de la promesse de tenir un 3e référendum, ce qui rendait plus fragile l’unité des souverainistes ; et l’affirmation d’un profil « identitaire » pour le PQ lui-même, d’abord sur la langue, puis de plus en plus à partir d’une vision autoritaire et islamophobe de la laïcité. Au fond, l’orientation défendue par Jean-François Lisée dans la course à la direction de cet été, incluant ses attaques démagogiques, est en continuité directe avec le virage entrepris neuf ans plus tôt par Marois.

L’élection d’Amir Khadir en décembre 2008 a permis à la gauche de sortir de la marginalité et de faire son entrée à l’Assemblée nationale. Mais Québec solidaire n’obtenait qu’un peu moins de 4% des votes à l’échelle nationale. Cette même élection donnait un gouvernement majoritaire libéral et l’opposition officielle au PQ, ce qui permettait de consolider le leadership de Mme Marois, au moins jusqu’à l’élection suivante.

L’effondrement de la députation adéquiste a mené au retrait de Dumont de la vie politique partisane et ouvert la porte à l’opération CAQ menée par l’ancien ministre péquiste François Legault. Au début, Legault a refusé de jouer la carte « identitaire » et a orienté le nouveau parti vers des positions de droite économique et d’autonomisme provincial. Mais avec le temps, il en est venu à reprendre les thèmes « identitaires » qui avaient fait le succès de l’ADQ en 2007, ce qui maintien une sorte de compétition entre la CAQ et le PQ pour obtenir les votes du segment xénophobe de l’électorat.

En même temps, l’adoption de l’orientation dite de la « gouvernance souverainiste » (autrement dit du gouvernement provincial péquiste…) a fini par miner la confiance de certains indépendantistes plus déterminés au sein du PQ. Cette division a éclaté au grand jour avec le départ fracassant de quatre députés en 2011, dont Jean-Martin Aussant, et à la fondation d’Option nationale. La même année, le congrès du PQ entérinait les grandes orientations proposées par Marois, incluant le principe d’une charte de la laïcité inspirée du modèle répressif et inégalitaire français.

Crise d’un modèle, phase d’ACCÉLÉRATION : 2012-2014

Le succès relatif de Québec solidaire et la création d’Option nationale ont créé un véritable casse-tête pour les partisans du vieux modèle politique de l’unité des souverainiste. Cette unité ne pouvant plus se faire à travers le PQ lui-même, plusieurs organisations se sont formées pour tenter de la réaliser en dehors du PQ dans des organisations plus ou moins non–partisanes (comme le Nouveau Mouvement pour le Québec, le Conseil de la souveraineté, etc.). Ces mouvements généralement animés par d’anciens péquistes cherchaient à reconstituer la grande coalition des années 1970-1995 en incluant le PQ, QS et ON. C’est ce que l’auteur de ces lignes a baptisé du terme « métapéquisme ».[i]

Mais cette grande coalition hypothétique a été rendue impossible par au moins trois facteurs de division : la mise en veilleuse de l’objectif indépendantiste par le PQ, les politiques économiques de centre-droite du PQ au pouvoir, et son virage « identitaire ». Si le PQ est parvenu malgré tout à reprendre le pouvoir en 2012, par la peau des dents (1% de voix de plus que le PLQ), c’est uniquement en raison de la crise sociale provoquée par la grève étudiante. Le sentiment d’urgence à défaire les Libéraux de Charest, surtout après l’adoption de la loi spéciale visant à étouffer le mouvement de grève, a donné au PQ juste assez de « votes stratégiques » pour former un gouvernement minoritaire.

Puis l’œuvre du gouvernement Marois est allée complètement à contre-courant des efforts de convergence. Le renoncement aux mesures de justice fiscale et à la réforme de la loi sur les mines, le ralliement au modèle de capitalisme pétrolier inspiré du Canada de Harper (Anticosti, oléoduc Enbridge) et finalement l’infâme Charte des valeurs, en ont rebuté plusieurs et ont accéléré la recomposition du paysage politique. Aux divisions déjà établies sur la question nationale ou sur les enjeux de politiques économique et de justice sociale, il fallait ajouter les questions environnementales ("notre pétrole est bon" vs sortir du pétrole) et le clivage entre les « identitaires » et les « inclusifs ».

La campagne de Québec solidaire aux élections de 2014 avait bien choisi ses trois thèmes : un Québec juste, vert et libre. Mais sur la question de la Charte, l’orientation de QS a été remplie de tensions et de contradictions. D’une part, une minorité substantielle avait voté pour l’interdiction mur à mur des signes religieux au congrès de 2009, suivant en cela les orientations d’une certaine gauche française avec ses traditions anticléricales dénaturées par leur mobilisation contre des minorités.[ii] D’autre part, l’approche de la direction du parti et de l’équipe parlementaire a été de présenter QS comme l’option « mitoyenne » entre le positionnement plus inclusif du PLQ et la laïcité autoritaire du PQ et de la CAQ. Bref, en cherchant à démasquer l’intransigeance du gouvernement Marois par son projet de loi de compromis, QS ne pouvait pas se positionner clairement comme le meilleur véhicule politique pour la défense des droits des minorités ciblées directement ou indirectement par la Charte et les propos souvent xénophobes de certains de ses défenseurs.

C’est ainsi que le PLQ a pu se refaire une légitimité en se présentant comme le défenseur des droits individuels et des minorités contre un PQ qui cherchait à polariser l’opinion publique autour de sa Charte (avec l’opération des Jeannettes, par exemple). En misant aussi sur l’ambiguïté de Mme Marois sur l’hypothèse référendaire, les Libéraux de Couillard ont repris le terrain perdu de 2008 à 2012 et gagné une nouvelle majorité unie au moins pour un temps par son hostilité multiforme envers le PQ.

L’émergence d’unE nouvelle configuration

On pourrait qualifier le « moment PKP », l’année du milliardaire à la tête du PQ, comme le chant du cygne du métapéquisme. La base a cru que son aura personnelle permettrait de raviver « l’option » et d’éviter un autre choix déchirant entre leurs convictions indépendantistes et l’objectif d’un retour au pouvoir. Cet espoir ne s’est pas matérialisé et le « sauveur » s’est sauvé avant d’avoir à vivre lui-même une amère défaite. C’est dans cette période que les pressions sur Québec solidaire en faveur d’une « convergence » ont atteint leur point culminant, suite à la déclaration de PKP à l’effet que le PQ n’avait plus le monopole de la souveraineté (10 ans après la fondation de QS et cinq ans après celle d’ON !).

Mais la course à sa succession a fait ressortir la profondeur des divisions sur la stratégie entre trois grands courants au sein du PQ. Martine Ouellet, en prenant position pour une démarche indépendantiste dans un premier mandat, visait clairement à constituer une unité indépendantiste dans l’action, plus restreinte mais aussi plus solide que l’unité des « souverainistes » sur la base d’une simple identification hypothétique avec le projet. Sa victoire aurait probablement suffi à causer la dissolution d’ON et aurait causé des maux de tête majeurs à Québec solidaire. Mais elle aurait aussi probablement entrainé le PQ vers une défaite certaine en 2018.

Jean-François Lisée, à l’opposé, a osé aller au bout de la démarche amorcée sous Bouchard et Marois en mettant clairement en veilleuse l’objectif souverainiste pour proposer plutôt une unité contre le gouvernement libéral et certaines de ses mesures d’austérité. En visant les éléments les moins fermes de la base électorale de QS (avec quelques idées de centre-gauche) tout en ignorant les propositions plus claires qui auraient pu rallier au moins une partie de sa base militante, il garantissait l’échec de la convergence. En infligeant une amère défaite aux partisans de Ouellet, il repousse une partie de sa base vers Option nationale. Quand à Alexandre Cloutier, il incarnait, avec peu de relief ou de profondeur, le vain espoir de l’establishment du parti de reporter le plus tard possible le choix déchirant entre les deux seules stratégies plausibles. On peut respecter son choix de revenir à la définition inclusive de la nation qui avait dominé au PQ de Lévesque à Boisclair, mais c’est sur ce terrain que Lisée l’a attaqué avec succès, démontrant que cette vision pluraliste du Québec est maintenant minoritaire au PQ. Il n’y a donc plus que les OUI-Québec pour défendre la perspective d’une « unité des souverainistes », indépendamment des différences quant aux échéances et aux méthodes proposées pour arriver à la souveraineté ou du contenu social du projet. Le métapéquisme n’a plus l’appui du PQ lui-même et est donc condamné à la marginalité.

L’arrivée impromptue du collectif Faut qu’on se parle est venue ajouter un joueur immédiatement significatif dans ce nouveau paysage. Les constats émis par le groupe et les questions posées le situent clairement dans le camp indépendantiste progressiste : solidarité avec les Premières nations, rejet de la Charte des valeurs, volonté de renouveler le projet indépendantiste, écologie, etc. Face aux appels de Lisée pour une alliance ponctuelle visant à « battre les Libéraux » (donc à élire un autre gouvernement péquiste), un autre pôle de rassemblement est maintenant envisageable, soit celui de l’unité des indépendantistes de gauche.

Option nationale, après avoir été lancée sur une base strictement indépendantiste, a évolué graduellement vers des positions de centre-gauche et rejette clairement la stratégie identitaire comme une source de division et d’aliénation de communautés entières face au projet indépendantiste. On pourrait donc envisager quelque chose comme une liste commune de candidatures en 2018 incluant QS, ON et ce qui ressortira du processus de consultation du collectif FQSP. Une telle convergence pourrait constituer une alternative attirante pour les partisans de Martine Ouellet au PQ ou de Mario Beaulieu au Bloc. Elle regrouperait une masse critique permettant d’effectuer des percées au dépend des trois autres partis lors des élections et de sortir le bloc indépendantiste de gauche de la « zone orange » au cœur de Montréal qui a été arrachée par QS aux trois dernières élections.

Il appartient à Québec solidaire, le segment le plus important numériquement, le mieux enraciné et le plus cohérent de cette nouvelle nébuleuse, de prendre des initiatives pour que cette convergence se produise avant la prochaine élection générale. Cette élection pourrait alors marquer un autre tournant majeur pour la vie politique québécoise.



[ii] Voir entre autres : Baubérot, J. (2012). La laïcité falsifiée. Paris, Découverte; et Tevanian, P. (2013), La haine de la religion : comment l'athéisme est devenu l'opium du peuple de gauche, Paris, La Découverte.
                 

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