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Qui peut battre Trump?

Jusqu’à tout récemment, il semblait inévitable que l’élection de novembre allait opposer le président sortant, Joseph R. Biden, et son prédécesseur, Donald J. Trump. Ce scénario avait pourtant été rejeté par bon nombre d’électrices et d’électeurs dans une série de sondages. Le débat du 27 juin est venu mêler les cartes en ouvrant la possibilité qu’une autre personne soit candidate pour les Démocrates. Mais peu importe qui se retrouve sur le ticket, il n’y aura pas de candidature de gauche comme celle de Bernie Sanders en 2016 et 2020. 


Comment expliquer alors que les deux principaux partis présentent à la population pratiquement les mêmes choix politiques qu’il y a quatre ans? Comment expliquer que les Démocrates aient tant de difficulté à coaliser une majorité électorale solide contre la candidature d’un homme d’affaire reconnu responsable d’agression sexuelle, de diffamation et de fraude dans deux procès civils, et coupable au criminel pour avoir créé de faux documents en vue de cacher une opération électorale illégale? Avec trois autres procès criminels à venir, dont un pour avoir mené une conspiration en vue de renverser les résultats des présidentielles de 2020? 


Le choc de 2016


Tout le monde avait été pour le moins surpris lorsque Donald Trump a remporté l’élection présidentielle de 2016, en raison des distorsions du collège électoral. Sa rivale Hillary R. Clinton avait obtenu 3 millions de votes de plus, mais moins de “grands électeurs”. Les analyses de cet échec politique titanesque ne manquent pas. Il en ressort notamment qu’une bonne partie de la base électorale qui avait élu Obama en 2008 et 2012 est restée à la maison, notamment dans des états clé du Midwest comme le Minnesota ou le Michigan. La population afro-américaine de plusieurs grandes villes était moins mobilisée que durant les deux cycles électoraux précédents.


Est-ce que des décennies de politiques néolibérales menées tant par les Démocrates que les Républicains pourraient expliquer ce désintérêt pour la bataille entre les deux vieux partis? Rappelons que Mme Clinton a été non seulement la première dame entre 1993 et 2001, mais aussi une politicienne impliquée directement comme sénatrice et secrétaire d’État. Elle incarnait très clairement le courant le plus conservateur du Parti démocrate, face à Bernie Sanders, le social-démocrate, qui est venu très près de lui ravir l’investiture malgré les coups bas de l’appareil du parti. 


Parmi les politiques du courant incarné par les Clinton, on doit inclure un ralliement à la répression policière systématique des quartiers ouvriers multiethniques des grandes villes, avec l’emprisonnement massif de personnes afro-américaines et d’autres minorités. Ce modèle a été comparé à la ségrégation autrefois légalisée dans les États du Sud par bien des militantes et militants. Une autre politique majeure, partagée par le courant Démocrate de droite et la majorité des Républicains, a été l’enthousiasme sans réserve pour les traités de libre-échange et l’économie néolibérale. Il en a résulté l’effondrement économique et social de nombreuses villes industrielles, notamment dans le Midwest, avec la disparition de millions d’emplois syndiqués, remplacés par autant de “mcjobs” au salaire minimum. Le documentaire Roger and me de Michael Moore illustre à merveille ce phénomène. 


Face à une politique de la continuité avec Mme Clinton, Donald Trump a mis de l’avant un populisme de droite ayant un certain attrait dans une frange de l’électorat désabusée de la politique. Il a combiné une critique du libre-échange avec une hostilité envers l’immigration et un rejet de toute politique climatique, en plus d’une alliance de circonstance avec la droite religieuse. Ainsi, pendant que les Démocrates écartaient une possibilité d’élargissement de leur base avec Sanders, les Républicains se donnaient un nouvel élan avec Trump. 


Bref, ce sont d’abord les faiblesses des Démocrates qui ont ouvert la porte au succès de Trump, un populiste de droite qui s’est amusé à solliciter l’appui des classes ouvrières, tout en affichant une richesse personnelle ostentatoire. De son côté, l’homme d’affaire avait éliminé une longue liste d’adversaires républicains à coup d’insultes et d’appels au ralliement derrière une politique xénophobe et anti-immigration explicite. Les politiciens républicains bien en place comme Jeb Bush (le frère de l’autre), Lindsey Graham ou Chris Christie n’étaient pas prêts à combattre ce torrent de démagogie. Le néolibéralisme et l’impérialisme polis et respectables n’ont pas tenu le coup face à la grossièreté et à l’arrogance de Trump. 


La contre-attaque de 2020


Trump avait démarré sa carrière politique en 2008 en véhiculant une théorie complotiste raciste contre Barack Obama, soit l’idée qu’il était né au Kenya et n’était donc pas éligible à la présidence (birtherism). Son racisme envers les personnes migrantes originaires d’Amérique latine ou du monde musulman a toujours été très clair aussi. Puis, le meurtre de George Floyd par un policier à Minneapolis le 25 mai 2020 a déclenché une vague de mobilisation anti-raciste autour du slogan Black Lives Matter (les vies noires comptent). Au plus fort de la pandémie et à quelques mois des élections présidentielles, pratiquement toutes les villes, grandes et petites, à travers le pays, ont été parcourues par de nombreuses marches dont certaines ont été ironiquement ciblées par la violence policière. 


Il n’est donc pas étonnant que la défaite ultime de Trump en novembre 2020 ait été causée essentiellement par la mobilisation exceptionnelle de l’électorat afro-américain des villes de plusieurs États clés (Détroit, Atlanta, Philadelphie, etc.). Cette mobilisation a été si forte qu’elle a entraîné la défaite des candidatures républicaines au sénat en Georgie, un état traditionnellement très “rouge” (couleur des Républicains), donnant ainsi au parti démocrate une très courte majorité au sénat, en même temps qu’une majorité à la chambre des représentants. Les Démocrates ont donc contrôlé les trois institutions gouvernementales pendant deux ans, ce qui leur a permis d’adopter certaines lois importantes, dont un plan de relance économique axé sur les infrastructures.


Cette défaite de Trump (par environ 7 millions de voix), est d’autant plus frappante qu’elle survient au plus fort de la pandémie, avant la sortie des vaccins, un contexte généralement favorable au maintien en poste des gouvernements quels qu’ils soient.


Le tournant de 2022


Aux élections législatives de 2022, le parti républicain a remporté une faible majorité malgré l’impopularité du président Biden, alimentée par l’inflation. Historiquement, les élections de mi-mandat sont presque toujours un désastre pour le parti du président. Mais en novembre 2022, les Républicains ont remporté une courte majorité à la Chambre (222 contre 213) et n’ont pas pu reprendre le contrôle du Sénat. Il s’en est suivi une série de psychodrames au sein du caucus républicain, causés par l’intransigeance des éléments les plus radicaux du parti, ainsi qu’une paralysie législative sans précédent.


Le backlash consécutif à la décision de juin sur l’avortement explique en bonne partie ce résultat décevant pour les Républicains. L’association de plus en plus solide de l’ensemble du parti républicain avec le mouvement politique mené par Trump (Make America Great Again, ou MAGA) a aussi causé des maux de tête aux candidatures républicaines plus traditionnelles. Plusieurs candidatures appuyées par Trump lors de primaires ont gagné contre leurs adversaires républicains pour ensuite subir la défaite face aux Démocrates qui pouvaient faire campagne contre leurs positions extrémistes. 


Le 24 juin 2022, quelques mois avant les élections de mi-mandat, la cour suprême des États-Unis a renversé le jugement historique Roe v. Wade de 1973 qui avait protégé le droit à l’avortement à l’échelle nationale. Cette décision (Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization) avait été préparée par des décennies de campagne incessante de la part des groupes anti-choix et d’efforts de la part des politiciens républicains pour nommer des juges conservateurs. Le hasard des démissions et des décès a fait en sorte que Trump, durant les deux premières années de son mandat, a pu nommer trois juges sur cette cour, faisant passer la majorité conservatrice à six sur neuf. 


Les répercussions de cette décision se font encore sentir dans de nombreux États. Pour 13 d’entre eux, des lois déjà adoptées prévoyaient interdir la plupart des avortements dès le renversement hypothétique de la décision Roe v Wade. Les majorités républicaines dans les assemblées législatives de plusieurs autres États ont adopté des lois anti-avortement dans les mois qui ont suivi. Au bout du compte, on se retrouve avec une courtepointe juridique d’une grande complexité dans l’ensemble du pays. Certains États tentent même de criminaliser les actions soutenant le déplacement de femmes enceintes vers un État qui permet la procédure. 


La question de 2024


Maintenant que l’élection générale est bien enclenchée, certains facteurs militent en faveur d’un retour de Trump au pouvoir. L’appui inconditionnel d’une bonne partie de l’électorat dans ce qui ressemble de plus en plus à un culte de la personnalité donne à Trump une base solide. L’incapacité des Démocrates à faire adopter des lois protégeant le droit de vote durant la première moitié du mandat de Biden sont aussi à l’avantage des Républicains, qui bénéficient toujours d'un faible taux de participation. 


Bien des gens ne voient pas d’amélioration à leurs conditions d’existence depuis l’élection de 2020. Le taux de chômage est historiquement bas, mais les emplois bien rémunérés sont rares et l’inflation a rongé le pouvoir d’achat d’une classe ouvrière précarisée. L’appui inconditionnel de l’administration Biden pour Israël dans sa guerre génocidaire à Gaza fait aussi très mal au président, notamment dans des États du Midwest où résident des minorités arabes et musulmanes importantes. Ce sont les mêmes États que Clinton avait perdu en 2016. La grande majorité des jeunes progressistes sont aussi grandement perturbés par la politique étrangère de Biden et pourraient rester à la maison au lieu de faire du porte-à-porte.


En même temps, l’effort de Trump pour reprendre le pouvoir fait face à des obstacles de taille. Son emprise sur le parti républicain a été consolidée au détriment de la capacité de ce parti à ratisser large lors d’élections générales. Notamment, l’entêtement de Trump à nier sa défaite de 2020 et son appui maintenant explicite pour les insurgés du 6 janvier 2021 (qu’il qualifie d’otages ou de prisonniers politiques…) a conduit bien des Républicains à se mobiliser contre lui. Bien entendu, ses déboires judiciaires seront un problème constant, drainant ses ressources financières et son temps et présentant quotidiennement les nombreuses accusations auxquelles il fait face dans l’ensemble des médias. Le fait qu’il a été reconnu coupable à la conclusion de son premier procès criminel rebute une partie de l’électorat conservateur. 


Mais ce qui semble être le talon d'achille de Trump et des Républicains est la mobilisation des femmes et de leurs alliés pour le libre choix en matière d’avortement. Les élections de novembre 2024 pourraient être très influencées par cet enjeu, soit de manière indirecte (pour punir les Républicains en général) ou directement, avec une série de référendums d’initiative populaire sur la question. Depuis la décision Dobbs de juin 2022, tous les référendums sur le droit à l’avortement ont été gagnés par le camp pro-choix, y compris dans l’État très “rouge” du Kansas. Des élections à des postes de juges ont également été remportés par des candidatures pro-choix dans plusieurs États. 


Au moment d’écrire ces lignes, on sait qu’il y aura des référendums sur l’avortement dans au moins six États, dont la Pensylvanie et l’Arizona, qui seront chaudement disputés au niveau de la présidentielle. Des campagnes pour obtenir un référendum sont aussi en cours dans huit autres États, dont cinq qui pourraient faire la différence en novembre, soit la Floride, le Colorado, le Maine, le Minnesota et le Wisconsin. La Floride n’a pas été un État “champ de bataille” (battleground state) depuis l’épisode épique de Bush contre Gore en 2000. Mais il pourrait le redevenir. Trump avait remporté la Floride par seulement 3,4% en 2020. La théorie est que la mobilisation de l’électorat pour la défense du droit à l’avortement dans ces quelques États pourrait amener aux urnes des personnes qui autrement seraient restées à la maison, ce qui devrait avantager les candidatures démocrates à tous les niveaux, incluant la présidence. 


Depuis qu’une crise profonde remet en question la candidature de Biden, dont l’âge avancé et les capacités limitées ont été bien visibles lors du débat, on parle beaucoup de la possibilité que la vice-présidente Kamala Harris prenne la relève. Des sondages indiquent déjà qu’elle aurait de meilleures chances de battre Trump que son co-listier. L’enjeu du droit à l’avortement, que Trump cherche à éviter en renvoyant le sujet vers les États, pourrait être un atout majeur pour la campagne présidentielle de Harris. Si en plus elle choisissait Gretchen Whitmer, gouverneure du Michigan, comme candidate à la vice-présidence, on aurait une équipe de deux femmes face à un des hommes les plus visiblement misogynes de notre époque. 


Mais peu importe qui porte les couleurs des Démocrates en novembre, ce ne sont pas leurs politiques qui vont leur permettre de l’emporter, mais la mobilisation sociale qui s’organise sans eux et qui viendrait, encore une fois, sauver ce parti de droite avec un vote stratégique dont la portée sera limitée étroitement par le néolibéralisme et l’impérialisme qui domine toujours ce parti. 


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