Le Ministre Bernard Drainville a annoncé le 22 mai que le
projet de Charte de la laïcité, une
promesse électorale de son parti, allait se transformer en Charte des valeurs québécoises et faire l’objet d’un projet de loi
cet automne. Quel est le sens de ce tournant dans la rhétorique
gouvernementale? Comment la gauche devrait-elle y réagir?
Cette nouvelle manœuvre, visant à élargir le front
(identitaire) dans l’espoir de gagner du terrain (électoral) est complexe et
risquée. À nous d’en tirer avantage pour faire une percée en faveur du
pluralisme et des droits de la personne, et en finir une fois pour toutes avec
le projet au mieux inutile et potentiellement liberticide de Charte de la
laïcité en réaffirmant des « valeurs québécoises » comme le respect
de la différence, la convergence interculturelle et la solidarité contre la
discrimination et l’oppression.
Comme l’a bien démontré le rapport de la Commission
Bouchard-Taylor, il n’y a pas de crise au Québec dans les rapports entre
différentes communautés de croyance, sauf dans la tête des xénophobes, dans les
discours des démagogues de droite qui nourrissent cette xénophobie pour se
faire du capital politique et dans la couverture malhonnête de certains médias sensationnalistes.
Lorsque des crises médiatiques éclatent, c’est parce que certaines personnes
prennent de mauvaises décisions fondées sur l’ignorance, les préjugés, la
xénophobie ou la négligence de certains droits. On l’a vu récemment avec la
décision de la Fédération québécoise de soccer excluant les garçons Sikh
portant des turbans. Il n’y avait pas de problème avant que ces quelques
personnes décident d’en créer un de toutes pièces.
La solution à ces petits problèmes divers n’est pas de créer
une nouvelle loi plaçant une définition assimilatrice et antireligieuse de la
laïcité (contraire à l’esprit et à l’histoire de cette idée de gauche) au-dessus
des droits des personnes et des minorités. Il convient plutôt de s’engager
fermement dans la défense des droits des minorités religieuses face aux
discriminations et à l’exclusion, dans un esprit d’intégration. Il est
également pertinent d’améliorer la formation des administratrices et
administrateurs de services publics afin de prévenir les incidents dont nos
médias sensationnalistes et nos démagogues nationalistes de droite raffolent.
La laïcité :
valeur suprême?
On peut se demander ce que le PQ entend par « valeurs
québécoises ». Des valeurs ayant été inventées au Québec avant de se diffuser
ailleurs dans le monde? Des valeurs qu’on ne retrouve qu’au Québec? Des valeurs
qui ont toujours été partagées par la population du Québec de la
Nouvelle-France à nos jours ? … Il faudrait être clairs et faire porter le
débat sur les valeurs que la société québécoise décide d’adopter collectivement
et démocratiquement, maintenant et pour la suite des choses.
Quelles sont ces valeurs? Peut-on en identifier qui soient
plus fondamentales et plus essentielles que d’autres? Dans quelle mesure
pouvons-nous accepter que tout le monde au Québec ne partage pas les mêmes
valeurs?
Un tel débat pourrait être intéressant, quoi que
difficilement porteur de lois et de règlements. Mais en fait, le but du
gouvernement n’est pas vraiment d’approfondir le débat mais plutôt de
développer une nouvelle stratégie pour en tirer le maximum d’avantage dans le
contexte de leur perte de popularité, conséquence logique de leur gouvernance
néolibérale. Comme d’autres gouvernements occidentaux aux abois avant lui (on
pense à Sarkosy en France), le régime Marois se prépare à rallier une partie de
la population autour de la panique xénophobe, déguisée en combat pour la
laïcité et/ou pour l’identité nationale.
Il y a à la fois des éléments de recul et d’offensive dans
ce nouveau positionnement. Un recul d’une part parce qu’on dilue l’enjeu de la
laïcité tel que le comprennent les nationalistes ethniques et les anticléricaux
(deux groupes différents mais qui se rejoignent parfois…). Leur revendication d’une
Charte de la laïcité vise à écarter la politique d’intégration interculturelle
adoptée par le Québec depuis les années au gouvernement de Gérald Godin[i]
pour la remplacer par une nouvelle politique d’assimilation demandant aux
minorités de se rendre invisibles. Cette politique assimilatrice a logiquement
comme conséquence de justifier la discrimination et la marginalisation pour les
personnes qui refuseraient de se fondre dans le modèle déterminé par la
majorité.
Le repli stratégique vers les « valeurs » en
général est à la fois une concession à ceux et celles qui rejettent la laïcité
par attachement pour l’héritage catholique du Québec (comme le maire de
Saguenay) et une conséquence logique de la dérive identitaire de l’idée laïque
elle-même, de plus en plus instrumentalisée en vue de marginaliser les
minorités, ce qui est contraire à son sens historique.[ii]
Mais soulever la question des « valeurs québécoises » en général
ouvre la porte à la reconnaissance de valeurs plus importantes que celle de la
laïcité. Celle-ci ne devrait en fait être qu’un moyen d’atteindre l’égalité, la
liberté et la solidarité : l’égalité parmi les membres de la société
indépendamment de leurs convictions spirituelles et philosophiques, la liberté
pour chaque personne de croire ou de ne pas croire et de se construire une
vision du monde, la solidarité avec les minorités philosophiques (athées) ou
religieuses (Juifs, Musulmans…) face à la persécution ou au simple mépris de la
majorité. Réexaminer ainsi le projet laïc à la lumière de valeurs plus fondamentales
permettrait de combattre sa dérive identitaire et de consolider une vision
interculturelle de la nation québécoise en construction.
Mais pour les dirigeants du Parti québécois, toujours
incapables de relancer la lutte pour la souveraineté du Québec, ayant prouvé
une fois de plus leur servilité face aux multinationales pétrolières et minières
et plus généralement face aux intérêts du capital transnational (notamment par
leur appui au libre-échange avec l’Europe), il s’agit de se bâtir une nouvelle
source de crédibilité nationaliste. Comme la lutte contre les puissants n’est
plus à leur ordre du jour, pourquoi ne pas se lancer dans une opération visant
à écraser davantage des personnes déjà marginalisées? On ne s’est pas gêné pour
le faire dans le cas des bénéficiaires de l’aide sociale, alors pourquoi ne pas
s’attaquer aussi aux « ethnies »?
Un des problèmes avec cette vision des choses est que la
prémisse affirmant que les immigrantes et immigrants, notamment ceux et celles
qui adhèrent à la religion musulmane, auraient des valeurs sensiblement
différentes de celles de la majorité canadienne-française est un mythe pur et
simple. [iii]
En fait, les valeurs des adhérents à diverses religions minoritaires sont
étrangement similaires à celles de la moyenne des catholiques. Sans parler des
personnes qui viennent au Québec précisément pour échapper à des régimes
politiques conservateurs et autoritaires ou des membres de groupes minoritaires
déjà bien enracinés. Mêler la question de l’appartenance religieuse et de la
laïcité avec celle des valeurs est donc au mieux un enfonçage de portes
ouvertes et au pire une opération visant à nourrir les préjugés face aux
minorités.
L’interdiction des
signes religieux contre la laïcité
On sait pour l’avoir vécu à Québec solidaire et ailleurs que
le nœud du débat, sa dimension pratique la plus importante, sera encore une
fois la question du port de signes d’appartenance religieuse (ou culturelle)
par les travailleuses et travailleurs des services publics (pour commencer).
Affirmons d’abord qu’il n'existe nulle part dans les
traditions de droit celui de ne pas connaître la religion des autres. C'est une
invention de philosophes français anticléricaux et/ou islamophobes.[iv]
Être simplement informé de la religion d'une autre personne n'est aucunement
une atteinte à ma propre liberté de croire ou de ne pas croire ou une attaque
contre la laïcité des institutions. Et l’idée que seul le port de signes
visibles permet de connaitre la religion des autres n’a aucun sens.
Si on reconnaissait un tel droit, jusqu’où devrions-nous
aller pour le faire respecter? Nous n’avons qu’à penser aux dérives françaises
récentes (interdiction du foulard pour les mères d’élèves dans les sorties
scolaires, ou pour des travailleuses dans le secteur privé, etc.) pour en avoir
une idée.
Imaginez qu’un homme d’origine jamaïcaine porte des cheveux
en « dreds » comme Bob Marley. Je pourrais en conclure qu’il adhère à la
religion rasta. Par conséquent, s’il appliquait pour un emploi d’enseignant, je
pourrais exiger qu’il se coupe les cheveux. Ce faisant, je lui interdirais
d’afficher son identification avec ses ancêtres esclaves et africains et leurs
luttes. Est-ce que cette décision serait progressiste?
Aussi, notre réflexion devrait être fondée sur une analyse
du contexte. Il n'y a pas de discrimination systémique contre les Athées ou les
Chrétiens dans notre société. Mais il y en a contre les Arabes, les Musulmans,
les Africains, etc.[v]
Interdire les signes religieux en général a l'air équitable à première vue,
mais dans les faits, on cible les religions minoritaires, ce qui a pour effet
de nourrir les préjugés.
Par ailleurs, une loi interdisant le port de signes
religieux serait probablement renversée par les tribunaux sur la base de la
Charte québécoise des droits et libertés (ou de la Charte canadienne).
D'ailleurs, certains auteurs qui sont pour la prohibition de ces signes
reconnaissent le problème. C'est en fait de là que vient la mauvaise idée d’une
Charte de la laïcité. Il s'agit de mettre des principes dits laïques (en fait antireligieux,
ce qui est très différent) au-dessus des droits de la personne pour se
soustraire aux jugements éventuels. La dernière chose à faire dans cette
situation serait de faire pression sur le PQ pour qu’ils ramènent la discussion
vers une Charte de la laïcité. Il faut au contraire profiter du flou sémantique
introduit par l’invocation des « valeurs » pour renverser cette
tendance.
Si le PQ veut ramener cette question cet automne, c'est dans
le contexte de son incapacité à renouveler la stratégie du mouvement
indépendantiste et de la perte de popularité du gouvernement à cause de ses
politiques néolibérales. Quel est alors le contenu politique de leur projet sur
"les valeurs québécoises"? C'est un repli identitaire sur le NOUS à
la Parizeau, NOUS les sécularisés[vi],
NOUS qui ne portons pas de vêtements bizarres, sexistes, etc. contre EUX et
leurs coutumes, leurs habitudes, leurs croyances. Si QS (et la gauche en
général) ne se place pas en opposition drastique contre cette dérive populiste
de droite digne de Mario Dumont, nous serons collectivement complices d’une
tendance à la caricature des minorités, laquelle justifie toutes les
discriminations. Ce serait indigne d’une gauche internationaliste et opposée à
toutes les formes d’oppression.
[i] Ministre
des communautés culturelles et de l'immigration au début des années 1980
[ii]
En France, à l’époque des révolutions démocratiques, il s’agissait de défendre
l’égalité des droits pour les citoyens (pas encore les citoyennes…)
protestants, juifs ou agnostiques face à la domination de l’Église catholique,
largement majoritaire.
[iii]
Paul Eid, La ferveur religieuse et les
demandes d’accommodement religieux, une comparaison intergroupe, dans
Appartenances religieuses, Appartenances citoyenne, un équilibre en tension,
Eid, Bosset, Milot & Legros Dir. , Presses de l’Université Laval, 2009.
[iv]
On pense à Catherine Kintzler et à Henri Pena-Ruiz, en particulier.
[v] http://www.radio-canada.ca/nouvelles/Economie/2012/05/29/008-etude-discrimination-embauche-montreal.shtml
[vi]
Une personne ne peut pas personnifier la laïcité, une distinction à faire, la
laïcité est un terrain neutre, pas une vision du monde spécifique. La
laïcisation est une évolution des institutions, la sécularisation affecte la
société civile.
Salut Benoît Je fais circuler ton article ici en France, sur différents réseaux comme celui de notre collectif Militants du Front de Gauche contre l'islamophobie. Tu as certainement entendu parler des récentes agressions islamophobes à Argenteuil (2 arrachages de voile avec violences, interpellation par la police d'une femme portant le voile intégral qui s'est soldée par des violences policières et plusieurs arrestations pour 'outrage à la police') et ailleurs. A Argenteuil, plusieurs centaines de musulmans, avec quelques dizaines de non-musulmans, se sont rassemblées devant la mairie pour exprimer leur colère - ce qui est plutôt rare. Heureusement, la gauche commence à reconnaître le problème, y compris des partis où c'était loin d'être évident, comme le Parti de Gauche. Mais il y a encore beaucoup de résistances.
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